Pour celles et ceux qui s’interrogent sur ce Thème / ce « t’aime ».
Il est intéressant et lumineux de lire les écrits d’André Comte Sponville sur le sujet et/ou de regarder, avec délectation, les diverses conférences disponibles sur YouTube.
En voici un bref résumé.
André Comte-Sponville distingue trois sortes d’amour, correspondant à trois conceptions grecques de l’amour : Eros, Philia et Agapè.
L’Eros
La première forme de l’amour est l’eros, l’amour passionnel.
Pour le décrire, le philosophe retient deux discours du « Banquet » de Platon : celui d’Aristophane et celui de Socrate, qui expriment une même conception de l’amour. A savoir : l’amour comme Désir et comme Manque.
« L’amour est désir, et le désir est manque. Ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour. »
Platon
Elle n’est que partiellement vraie, mais il faut la mentionner parce qu’elle est « historiquement » importante.
Pourquoi est-elle partiellement vrai ?
Tout simplement, car si l’Amour n’était « que » cela : il n’y aurait pas d’Amour heureux.
Effectivement, si l’Amour n’est « que » manque alors :
- Soit nous aimons celui ou celle que nous n’avons pas, et nous souffrons de ce manque. C’est ce qu’on appelle un chagrin d’amour.
- Soit nous avons celui ou celle qui ne nous manque plus (puisque nous l’avons), et alors nous ne l’aimons plus. Puisque que l’amour n’est QUE manque.
Ouch !
Nous comprenons « de suite » pourquoi « Les Histoires d’A »…..mour finissent mal » (Big Up aux Rita Mitsouko)
Pas de panique !
Platon n’avait sans doute pas eu la Joie d’expérimenter une relation de couple heureuse.
Et il suffit, en bonne logique philosophique, d’un seul contre-exemple pour donner tort à cette prétention d’universalité qu’a voulu nous transmettre Platon.
Car c’est un FAIT : les couples heureux, cela existe !
Il faut donc une autre définition. Définition qui rendrait compte des couples heureux, ou, pour dire la chose de manière plus réaliste, qui rendait compte du fait que des couples, parfois, sont heureux. (c’est taquin, et pour autant, ça arrive plus souvent qu’il n’y parait).
Philia
Cette deuxième définition, c’est celle que donne Aristote.
« Aimer, c’est se réjouir, car l’Amour est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure»
Aristote
Une définition de l’Amour, certes, moins passionnelle que L’Eros, mais qui n’en existe pas moins pour autant.
Autrement dit puisque « Aimer, c’est se réjouir de… ». Alors c’est bien l’Affection qui fait que nous aimons un être pour ce qu’il est, et non pour ce qu’il peut nous apporter.
La Philia caractérise ainsi l’affection réciproque entre enfants et parents, et également celle existant entre dans les couples.
À la différence d’Eros, où l’on cherche à s’approprier entièrement l’être aimé, la Philia est désintéressée.
A ce moment là de son exposé, André Comte-Sponville fait le lien avec Spinoza.
J’avoue que je suis assez « fan » de la manière dont Comte-Sponville explicite la pensée du philosophe !
Si quelqu’un vous dit : « Je suis heureux à l’idée que tu existes ». Vous prendrez ceci pour une déclaration d’amour magnifique : et vous aurez évidement raison. De plus, vous aurez aussi beaucoup de chance, car c’est une déclaration d’Amour Spinoziste, et cela n’arrive pas tous les jours.
André Comte-Sponville
Pourquoi Comte-Sponville parle de chance inouïe ?
Car peu d’individus se l’entende dire dans leur Vie, et que de surcroit, c’est une déclaration d’Amour qui ne demande RIEN en retour.
Et cela c’est tout à fait exceptionnel.
Différence entre Platon et Spinoza
Effectivement, si quelqu’un nous dit : « Je t’aime », mais s’avère être platonicien.
Son « Je t’aime » signifie « Tu me manques, je te veux ».
Donc il nous demande TOUT, puisqu’il nous demande nous-même en tant qu’Être et en tant que Pensées AKA en tant qu’Objet.
Alors que l’Amour selon Spinoza est également Joie.
Plus précisément l’Amour est Puissance.
Puissance de jouir et donc jouissance en puissance.
Explicitons :
- Pour Spinoza, l’Amour n’est pas « manque »
- Pour lui, comme pour Platon, l’Amour est « Désir »
- Mais si, pour Platon, le Désir est « manque »
- Pour Spinoza, le Désir est « Puissance »
- Par exemple, le désir sexuel est puissance.
- La puissance de jouir et la jouissance en puissance
- Ainsi, l’Amour est Désir (oui Platon) et non pas manque
L’Amour est Puissance et Joie
Baruch Spinoza
Ce que l’amour Spinoziste offre, c’est la possibilité de jouir de la présence de l’autre et de l’instant présent, au quotidien.
Ainsi, si quelqu’un vous dit « Je t’aime » au sens spinoziste.
Cela signifie « Tu es la cause de ma joie, je me réjouis à l’idée que tu existes ».
Il ne demande donc RIEN puisque votre existence suffit à le convaincre et à le satisfaire.
Alors, me direz-vous :
Qu’est-ce qui indique que Spinoza ait raison par rapport à Platon ?
NDLR : ici, il n’y a pas de recherches de faire gagner un quelconque débat posthume à qui que ce soit, mais bien d’éclairer des conceptions philosophiques complémentaires.
Et bien, car il existe malgré tout des couples heureux.
Couples qui s’aiment d’autant plus qu’ils se manquent moins. #paradoxemonami
Comte Sponville utilise à ce moment de son exposé une métaphore qui lui est chère : la bouffe ! (LOL)
Il n’est pas besoin de manquer de nourriture, ni même d’avoir faim, pour aimer manger : il suffit de manger de bon appétit, et d’aimer ce que nous mangeons.
Celui qui ne sait pas aimer ce qu’il mange, ce n’est pas celui qui manque de nourriture, c’est celui qui manque d’appétit.
Il a perdu la puissance de jouir de ce qu’il mange, ainsi, il n’aime pas manger.
Par transitivité, cet amour qui est « puissance de jouir, et jouissance en puissance », c’est ce que l’on pourrait appeler, l’appétit ou le désir de manger.
La faim est ici un manque et une faiblesse, alors que l’appétit est une puissance et une joie.
Vous la voyez venir la référence à Karadoc ?
De manière habile, André Comte-Sponville nous « prouve » qu’il n’est pas besoin d’être frustré pour aimer faire l’amour. Et même que nous faisons d’autant mieux l’amour lorsque nous ne sommes ni frustré, ni en manque.
La Passion donne raison à Platon presque toujours. L’Amitié donne raison à Aristote et Spinoza presque toujours.
André Comte Sponville
Amour et Amitié : les deux branches d’un même arbre
Effectivement, en amitié, pas besoin que nos amis nous manquent pour les aimer.
Allons plus loin : toute passion qui dure se transforme en amitié (Philia) ou devient mortifère (voire mortelle).
La passion est alors du côté de la mort.
Tandis, que l’amitié est du côté de la vie.
Ainsi, si nous ne pouvons aimer que ce qui manque, nous souffrons.
Et si nous pouvons aimer ce qui ne nous manque pas, alors nous jouirons ou nous réjouirons de « ce qui est ».
« Jouir ou se réjouir », une définition de l’amour, dans son sens intersubjectif :
Car l’amour d’un individu pour un autre, d’un homme pour une femme, d’une femme pour un homme, d’un homme pour un homme, ou d’une femme pour une femme… vaut également pour des objets.
Si l’on veut garder un terme « propre » pour désigner l’amour en tant qu’il se distingue du désir.
Nous dirons que l’amour est puissance de se réjouir et joie en puissance.
Se réjouir de l’existence de l’autre, ce n’est pas la même chose que jouir de son corps.
Dans les deux cas, il y a puissance.
Il y a des individus qui n’ont pas la puissance de jouir du corps de l’autre, c’est ce qu’on appelle l’impuissance ou la frigidité.
NDLR : la frigidité n’est pas l’apanage des femmes (comprendre un bien exclusif, ou un privilège féminin).
Et il existe également des individus qui sont incapables de se réjouir de l’existence de l’autre. Ce que Freud appelait la perte de la capacité d’aimer.
Les deux troubles peuvent aller de pair (par exemple dans la dépression), mais peuvent aussi exister séparément.
Certains peuvent jouir qui ne peuvent pas se réjouir.
D’autres peuvent se réjouir qui ne peuvent pas jouir.
Cela confirme que le désir et l’amour sont deux choses différentes, quoique liées, ou deux aspects différents d’une même chose :
« la pulsion de vie ».
Je ne résiste pas à glisser un bon mot d’une amie qui m’est chère et qui explicite régulièrement que « l’envie signifie L’En-Vie ».
D’aucuns diront que sans Amour, plus de pulsion de Vie, et qu’ainsi la place est libre pour « la pulsion de mort » ?
De là à affirmer que l’Amour est le plus important sur Terre, avouez qu’il n’y qu’un pas, que je m’autorise allégrement à franchir.
L’Agape
Troisième et dernière partie de la pensée de Comte-Sponville : l’Agape.
Tandis que l’Antiquité grecque s’arrête aux premières conceptions de l’Amour, qui font l’objet des deux premiers paragraphes de ce (long) article, Comte-Sponville poursuit son étude par l’examen d’une troisième conception.
Celle-ci est issue du christianisme, religion pour laquelle « Dieu est amour ». Selon laquelle Jésus nous enjoint à nous aimer les uns les autres. Et d’aimer également nos ennemis.
Or, les deux premières conceptions de l’amour ne permettent pas de comprendre ce discours.
Car peut-on dire que Dieu est amour, si l’amour est défini comme manque (Eros), puisqu’il semble que Dieu ne manque de rien.
D’où la nécessité, pour les chrétiens, d’utiliser un nouveau terme, Agapè, pour désigner cet amour professé par le Nouveau Testament.
Traduit en latin par Caritas et en français par « charité », l’Agapè est un amour universel.
Comte-Sponville l’explicite comme étant un amour Philia dirigé vers tout le monde et plus seulement que vers ses amis, enfants et conjoint.
Une forme d’Amour si peu commune que certains « honnêtes hommes et femmes » (comme André Comte-Sponville), disent ne la connaître que par ouï-dire.
Lorsque cet « Amour de Charité » est évoqué, il est souvent fait mention de Simone Weil (la philosophe).
Car, elle a exploré et a vécu, peut-être, le plus intensément et intérieurement cet amour de charité.
Un amour se refusant d’exercer au maximum sa fameuse « puissance ».
Exemple 1 : la charité des parents par rapport aux enfants, par exemple, lorsque les premiers adaptent leurs actions à la fragilité des seconds.
Cette conception chrétienne de l’amour peut également s’exprimer à travers des mots laïcs :
la douceur et la tendresse qui, de nouveau, correspondent au refus d’exercer sa force ou sa puissance de jouir de la présence de l’autre.
Exemple 2 : Dans le cadre du couple, cette tendresse ou cette douceur peut se concrétiser par exemple par la place laissée à l’autre pour exister lorsque celui-ci en a besoin.
Simone Weil s’était largement inspirée des chefs-d’œuvre de la poésie et de la philosophie grecques.
Ils ont nourri sa réflexion sur l’Humanité.
La lecture qu’elle fait de la Grèce l’a conduite à penser, contre Nietzsche et Heidegger, que l’hellénisme est ce qui a introduit la foi dans le christianisme.
Foi qui, à son sens, se rapproche le plus d’un véritable « Humanisme ».
Simone Weil aura tellement incarné l’Agape qu’elle décédera à 34 ans, après avoir tout donné d’elle même aux « nécessiteux ».
Le mot de la Fin ?
En conclusion, ces trois conceptions de l’Amour ne correspondent pas à trois essences séparées.
Ce sont plutôt trois moments ou trois formes de l’Amour, trois pôles du champ pluriel et complexe de la réalité de l’expérience amoureuse.
Dans l’expérience, les trois formes d’amour s’entremêlent.
C’est cette réalité qu’André Comte-Sponville (dont j’ai tenté ici de reformuler la pensée) retranscrit brillamment, à mon humble avis, à l’aide de sa culture et de son humour.
J’adorerai avoir votre avis sur l’Amour ?